Évaluer pour évoluer : une nécessité ?

L’évaluation est devenue un passage obligé dans de nombreuses situations du quotidien. On demande à un animateur de pouvoir évaluer son projet d’animation, au directeur d’évaluer son projet pédagogique, à l’organisateur d’évaluer le tout… A la maison, on nous demande d’évaluer la prestation de notre garagiste, d’évaluer le séjour de notre enfant en classe de neige (alors que nous n’y étions pas…), d’évaluer le service après-vente de tel magasin (c’est donc un service « après après vente »!).

Il faut comprendre que la notion d’évaluation est intimement liée à celle de projet et à sa méthodologie structurée, hiérarchisée. Pourtant, on n’évalue pas une animation, on l’analyse. On n’évalue pas la richesse de la vie sur un centre, on l’observe. Le projet et sa méthodologie rationnelle semblent aujourd’hui indispensables au fonctionnement de notre société. Mais…

 

Pourquoi fait-on un projet ?

Le projet est à la fois :

  • un argument commercial (nécessité de vendre un produit) ;
  • une promesse électorale (se vendre) ;
  • une preuve de sa bonne santé psychique (quelqu’un qui n’a pas de projet de vie ne peut aller bien) ;
  • un moyen de rassurer et se rassurer (moins on a de compétence, moins on a confiance, plus on érige de gardes-fous : des projets).

Imaginez un instant, nous faisons le projet de créer un accueil pour des enfants. Que voulons-nous pour ces enfants ? Ça, nous pouvons le définir. Cependant, le projet nous oblige à définir comment faire pour y arriver, et c’est là que les choses se gâtent… Comment déterminer ce comment alors que nous ne connaissons pas encore les enfants que nous allons accueillir ? Comment déterminer ce comment sans projeter sur les enfants nos attentes, nos idéaux, nos envies ?

Déterminer le comment implique de définir ce que nous allons faire. Dans un ACM, cela se traduit par des activités, un planning, des horaires, un thème, des prestations programmées, des ateliers… Bref, un ensemble plus ou moins rigide d’activités et de temps qui s’enchaînent. Cette rigidité n’a qu’une conséquence : la mort de la spontanéité, de l’élan vital de la rencontre, de la découverte et du vivre-ensemble.

On ne peut le nier, la dérive “projetisante” est aussi liée au devoir de justifier ses actions auprès des financeurs, qu’ils soient publics ou privés. La marche à suivre nous vient tout droit du monde de l’industrie et du commerce. L’idée n’est donc pas de critiquer en soi cette méthodologie d’évaluation, mais bien de questionner sa pertinence pour analyser le travail éducatif et récréatif. Le travail de l’animateur est bien un travail de relation autant que de production (d’activités, de jeux). Animer, ce n’est pas faire de l’activisme ou vivre un spectacle permanent (un thème Disney sur une semaine ou un mois), ce n’est ni distraire ni amuser. Alors comment les outils du marketing et du « contrôle qualité » industriel pourraient nous aider à améliorer l’accueil des enfants pendant leurs temps de loisirs et de vacances ? Peut-on se passer de ces outils ?

 

Comment fait-on un projet « grâce » à la méthodologie ?

Tout d’abord, il y a ce que l’on souhaite, c’est l’intention. Il nous faut alors décliner cette intention en objectifs. On détermine des objectifs principaux, secondaires, des objectifs opérationnels, des objectifs psychomoteurs, des objectifs éducatifs, etc… Les objectifs sont nos barrières, celles qui nous rassurent mais aussi celles qui nous enferment.

Puis vient le comment. Le comment, c’est déterminer les moyens. C’est la troisième étape du projet. Comme pour les objectifs, nous pouvons décliner ces moyens : humains, matériels, financiers, d’infrastructure, etc…

Une fois le projet réalisé, il devient nécessaire de l’évaluer pour savoir si ça valait vraiment la peine de le faire. Les questions que l’on se pose : a-t-on atteint les objectifs fixés ? C’est du contrôle d’objectif.

L’évaluation, peu importe la forme qu’elle prend, est alors binaire. Objectif rempli : oui/non. Chiffres atteints : oui/non. Enfants heureux et harmonieux : oui/non.

 

Analyse VS contrôle

Tentons d’aller un peu plus loin. La forme binaire du résultat de l’évaluation-contrôle apporte des éléments non pas sur l’objet en lui-même (l’enfant), mais sur la mise en oeuvre du projet. Autrement dit, l’évaluation-contrôle en animation a pour but de savoir si l’adulte est valable ou non, si l’équipe est à la hauteur ou pas.

Deux conséquences :

  • l’être humain (l’adulte) n’est pas considéré a priori comme une personne capable ;
  • le destinataire de l’évaluation ne saura jamais ce que vivent réellement les enfants sur l’accueil.

Les conséquences d’un mode de réflexion binaire ne sont pas sans poser de problèmes d’ordre éthique, car rappelons-le, nous parlons ici d’être humains qui entrent en relation, vivent ensemble, et non d’objets standardisés à mettre sur le marché.

L’accompagnement de mineurs pendant leurs temps de loisirs et de vacances possède forcément des aspects éducatifs. Or il s’agit là d’un processus complexe, bien plus complexe qu’un simple choix binaire. Ainsi, pour résumer, on pourrait dire que l’évaluation d’un accueil collectif pour mineurs ne sert à rien si elle se limite à du contrôle.

L’accompagnement éducatif (on pourrait aussi parler d’accompagnement à vivre) est un processus complexe qui nécessite un mode d’analyse complexe. L’analyse d’une situation, d’une proposition pédagogique, d’un vécu relationnel, voilà qui demande d’autres compétences et outils que ceux du marketing. Le résultat ne sera quasiment jamais aussi simple que : réussite/échec. Il traduira cependant une réalité bien plus intéressante.

Analyser. Rien de plus difficile pour celui qui ne l’a jamais fait. Rien de plus constructeur et parlant non plus. L’analyse complexe permet de redonner un sens à l’action, ce que le processus évaluatif détruit dans l’oeuf (dès la définition des objectifs).

Comme le dit si bien un document accessible sur le site du ministère de la Jeunesse1 :

« Sans même en avoir conscience, nous sommes régulièrement en situation de projet. Tous les projets sont dans la nature, à tous les âges, dans tous les domaines, comme organiser une fête, partir en vacances sans les parents, monter un groupe de musique, agir avec les pays en voie de développement, créer son propre emploi, voire sa propre entreprise….. ».

Amusons-nous à lire la suite de ce document. Tout y est :

« Comment réussir votre projet en 10 étapes et dans les 5 dimensions ».

Ce guide fonctionne aussi bien pour fabriquer une voiture que pour accueillir un enfant et lui offrir un espace de liberté. Mais ne nous trompons pas sur l’intention, celle-ci ne peut-être que la rentabilité :

« Ce document cible plus précisément des jeunes investis dans des projets pouvant déboucher sur une insertion professionnelle, voire une création d’activité économique, accompagnés notamment dans le cadre de Défi Jeunes. »

Ici, le but est d’aider les jeunes à s’insérer dans le marché de l’emploi, à occuper un travail pour participer à la vie en société.

Est-ce notre but sur des accueils collectifs pour mineurs ? Alors pourquoi rationaliser de manière systématique nos projets, mais aussi ceux des enfants et jeunes que nous accueillons ? Ne peut-on pas valoriser autrement nos actions que par l’évaluation ? La rentabilité économique est-elle le seul élément à prendre en compte ? Est-il à prendre en compte tout court… ?

Pourquoi ne demande-t-on pas aux animateurs d’écrire (ou de raconter) leur analyse ? Considère-t-on leur analyse de ce qui se vit sur l’accueil comme non valable ? Pourquoi ne pas faire confiance à ces animateurs et directeurs pour qu’ils élaborent eux-même leurs moyens d’évaluation, sans critère, sans objectif et sans moyen prédéfinis ?

 

Un enjeu de taille

Dans le choix de l’analyse ou de l’évaluation d’un accueil collectif pour mineurs (ou d’une situation éducative au sens large) se joue, avant même la naissance de la rencontre, la qualité de la relation.

Ainsi, l’évaluation par le contrôle des objectifs a pour conséquence une homogénéisation de l’évaluation : deux contrôleurs feront exactement la même évaluation d’une situation (Ardoino & Berger, 1986). On est là dans la rationalisation de l’évaluation. Tandis qu’une situation analysée en elle-même (et non par rapport à des objectifs pré-déterminés) révélera autant de disparités et de complémentarités qu’il y aura d’analystes. Qu’est-ce donc si ce n’est la véritable richesse de l’évaluation ?

Ardoino & Berger apportent également une autre distinction cruciale entre contrôle et analyse : le contrôle relève de l’expliqué, l’analyse relève de l’impliqué. Cette précision montre l’importance pour l’évaluateur de faire partie intégrante de la situation. Il faut redonner à chacun une place pour participer à l’évaluation de nos actions. Ce sont les personnes impliquées qui sont le plus à même d’évaluer, de comprendre, d’analyser les situations vécues. Ceci peut paraître une évidence, mais ne sommes-nous pas souvent tentés « d’objectiver » une évaluation en faisant intervenir un “évaluateur” extérieur ?

 

Les oublis

L’établissement de critères avant même de vivre l’événement est une première manipulation. Il concentre le regard sur certains aspects de la rencontre et du jeu, et non sur l’ensemble de l’accueil et du vivre-ensemble. La démarche d’évaluation des projets permet de ne pas se poser un certain nombre de questions qui dérangent : prise en compte de la sexualité entre enfants, observation des comportements manipulateurs des adultes, gestion du risque physique lors d’activités en pleine nature. Tout comme l’interdit qui empêche de se poser la question « comment faire », l’évaluation de projet élude le problème posé par la complexité des êtres humains accueillis.

Cas particulier de l’évaluation des personnes

Il n’y a pas que les projets ou les fonctionnements qui subissent une évaluation. Que ce soit dans le domaine de la formation (occasionnelle ou professionnelle) ou du travail annuel du personnel, une évaluation individuelle est réalisée. Quels en sont les enjeux ? Que peut-on en attendre ?

Les enjeux : ils se calquent clairement sur la notion d’objectif (de service, d’apprentissage ou de productivité). Dans le cas de l’évaluation individuelle, il s’agit très souvent d’un contrôle et non d’une analyse. Le travail de l’évaluation individuelle consiste alors à cibler les difficultés et savoir si les objectifs fixés sont atteints. L’évaluation, du point de vue émotionnel, est alors chargée de sens. Mais ce sens, comme nous l’avons vu, est binaire : tu as bien travaillé ou tu n’as pas bien travaillé2. Les enjeux émotionnels sont forts, qu’ils soient positifs (félicitations, encouragements…) ou négatifs (rabaissement, situation d’échec, dévalorisation). La conséquence se fait sentir sur le travail futur et sur la relation entre les personnes au sein d’une équipe. La confiance dans l’évaluateur est également en jeu. Un directeur qui évalue (ou plutôt contrôle) le personnel met en jeu son autorité. En effet, s’il est jugé sévère ou injuste, il sera décrédibilisé. Si son évaluation est au contraire trop « gentille », il sera jugé incohérent et non-objectif (l’objectivité est, rappelons-le, la base du contrôle-évaluation). Dilemme…

Dans le cas de l’évaluation d’un stagiaire ou d’un élève, l’enjeu émotionnel est encore plus prégnant : le lien affectif avec l’enseignant-évaluateur, déjà fortement influencé par le lien hiérarchique, fait prendre au contrôle une teinte de jugement. Ce type de jugement (implicite) est forcément un jugement de valeur pour l’évalué. Le contrôle qui se voulait être une évaluation parfaitement objective se trouve être en réalité en grande partie subjective. Encore un dilemme…

 

Que peut-on attendre de l’évaluation-contrôle ?

Nous serions tentés de dire : « rien ». Rien, en dehors de la complication des relations affectives déjà fort complexes dans le monde du travail ou de la formation. Rien si l’évaluation des personnes prend la forme d’un contrôle. L’évaluation-contrôle prend tout son sens lorsqu’il s’agit d’analyser une activité économique, la fabrication de matériel qui se doit d’être fiable, solide, adapté. Elle n’est en rien adaptée au bilan du travail d’une personne. Pour le monde occidental actuel, il semble très difficile de se détacher de ce modèle évaluatif, tant il est omniprésent et intégré dans les moeurs, de l’école à l’entreprise, de l’administration à l’achat en ligne. Cependant, d’autres modes d’évaluation sont possibles. Ils passent alors par une analyse plus complète et plus complexe des processus, des situations. L’idée de départ (l’objectif) n’est alors plus le point central de l’évaluation (sans en être exclue pour autant). L’évaluation-analyse prend en compte l’ensemble des critères imaginés au départ, mais aussi les critères définis au cours de l’action, des points non imaginés à l’avance.

Il va sans dire que ces méthodes analytiques sont bien plus intéressantes et productrices de sens. Et pour balayer une idée-reçue, elles ne prennent pas plus de temps que l’évaluation contrôle de la méthodologie de projet. En effet, l’effroyable tableau d’objectifs et de critères d’évaluation devient inutile, désuet. Les heures passées à constituer ces objectifs, sous-objectifs, à moyenterme, à long-terme… sont économisées.

D’un point de vue plus général (et sans doute philosophique), l’évaluation est donc soit normative (établissement de critères préalables, d’objectifs à atteindre : l’évalué doit entrer dans le moule des critères), soit constructive (construction de l’action et construction de son analyse, avec la porte ouverte à tous les possibles rencontrés).

Du point de vue purement scientifique, l’évaluation-contrôle de l’être humain est une aberration. Imaginons un astrophysicien dont le travail serait de trouver dans la voûte céleste ce qu’il a déjà prévu de trouver… Ce sont bien les intuitions, les hypothèses qui sont à la base de l’action. Le contrôle sert seulement à dire si oui ou non ces hypothèses étaient justes. Tout le reste (l’expérimentation, la découverte et la compréhension du phénomène) est étudié par l’analyse, jamais par le contrôle. Et c’est bien le plus essentiel.

 

Oui, mais que faire ?

Privilégier l’analyse au contrôle, comment le traduire sur le terrain ? Il y aura évidemment un certains nombre de contrôles imposés par la société hyper-normée (le contrôle représente plus de 50% de l’activité des administrations). Mais rarement, l’évaluation des êtres humains par le contrôle vient d’une Loi ou d’un règlement. Il s’agit bien souvent d’habitudes, d’outils empruntés aux secteurs industriels (productivité) et marchands (rentabilité). Il ne tient qu’à chacun d’élaborer, en équipe, une méthode d’évaluation qui ne soit pas du contrôle. Celle-ci sera alors forcément adaptée à votre travail, à votre secteur et aux situations que vous rencontrez.

 

Bon à savoir

Contrairement à une idée fortement répandue, il n’y aucune obligation légale à rédiger un projet pédagogique en suivant la méthodologie par objectifs. Le seul projet obligatoire étant le projet éducatif de l’organisateur. Ce qui est obligatoire c’est un document (et non un projet) défini par l’article R227-25 du CASF. Il dit simplement que ce document doit préciser :

– la nature des activités pratiquées (et les conditions pour les pratiques sportives) ;
– la répartition des temps d’activité et de repos (ici, pas besoin d’établir une journée-type) ;
– les modalités de participation des mineurs ;
– comment accueille-t-on les enfants avec un handicap ou un trouble de santé ;
– le fonctionnement et la composition de l’équipe ;
– les modalités d’évaluation de l’accueil (aucun type d’évaluation n’est préconisé) ;
– les caractéristiques des locaux et des espaces.

NOTA : depuis l’arrêté du 15 juillet 2015 relatif au BAFA et au BAFD, la notion de projet pédagogique associée au projet éducatif est ajoutée aux fonctions du BAFD. La « projetisation galopante » continue donc de courir. A lors tou·te·s à vos projets

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1Guide méthodologique de la conduite de projets

2À ce propos, la tendance actuelle est un étalement du caractère binaire du contrôle. Par exemple, à l’école, le contrôle des compétences n’est plus jugé uniquement en termes d’acquis et de non-acquis, mais peut aussi être « en voie d’acquisition ». Ne soyons pas dupes, le contrôle reste binaire dans sa modalité et l’instauration d’échelles ne fait que soulager la conscience de l’évaluateur-contrôleur…

 

L. Ferchaud – 2013
(publié à l’origine sur le site planetanim.com)

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